"Le regard de l’analyste" - Diversité Equité Inclusion : marche arrière des entreprises américaines ?

Perspectives Économiques et Financières

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La Diversité, l’Equité et l’Inclusion, communément regroupés sous l’acronyme « DEI », sont des principes jusqu’alors très largement intégrés dans la stratégie de gouvernance des entreprises cotées.

Les récents évènements sociétaux tels la pandémie ou l’émergence des mouvements Black Lives Matters ou MeToo ont été des moteurs importants pour cette adoption quasi généralisée. Dans une enquête publiée en 2023 par le cabinet Willis Towers Watson, sur un panel de plus de 400 grandes entreprises américaines, 82% auraient intégré officiellement les sujets d’équité, de diversité et d’inclusion à leurs valeurs et leur culture d’entreprise.
 

Application en entreprise

La DEI « promet » des bénéfices concrets fondés sur la relation et l’image de l’entreprise vis à vis de ses parties prenantes (fidélisation des employés, plus grand attachement à la marque, etc). Dans la pratique, les entreprises vont soutenir publiquement des causes sociétales, définir des objectifs à atteindre, comme une proportion cible de femmes à des postes de direction ou un accès équitable aux programmes de formation interne. Parallèlement, elles publient chaque année des indicateurs de suivi.

Particularités des États-Unis

C’est aux États-Unis que la transparence des entreprises en termes d’indicateurs DEI est la plus poussée. Le droit commun s’y est construit sur les bases de l’Affirmative Action (1960) une mesure de politique publique pour lutter contre les inégalités et du Civil Rights Act (1964), une loi anti-discrimination ayant mis fin à la ségrégation raciale. Aussi, il est admis de communiquer des statistiques approfondies, sur les proportions de minorités dans les effectifs par exemple. Les entreprises communiquent jusqu’à l’origine ethnique, une pratique qui n’est pas autorisée en Europe.

L’intégration des principes de DEI, ou plus généralement de la responsabilité sociétale de l’entreprise au sein de sa stratégie lui est propre. Les assemblées générales des grandes entreprises cotées constituent un espace médiatique, voire des terrains d’affrontement. Cette situation est permise par la règlementation des marchés financiers qui a renforcé les obligations fiduciaires des entreprises envers leurs actionnaires, avec successivement le Sarbanes-Oxley Act (2002) puis le Dodd–Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act (2010). De petits groupes d’actionnaires minoritaires, représentant des intérêts privés, religieux ou politiques, appelés aussi des « gadflies » (des « taons »), font pression directement sur les membres exécutifs et administratifs en déposant au titre d’actionnaires, des propositions de résolutions, parfois éloignées des sujets de gouvernance quotidiens de l’entreprise.

Pour les entreprises cotées américaines, il s’agit donc d’évoluer dans un environnement complexe. Pour atteindre des cibles communautaires ou générationnelles, elles sont amenées à travailler leur image en prenant parti sur des sujets sociétaux, politiques (armes à feu, avortement…) sous la protection du Premier Amendement de la Constitution des États-Unis – cas de Citizen United contre la Federal Election Commission en 2010, au sujet de ses dépenses à des fins politiques ou de lobbying. Ainsi, elles s’exposent à des risques connus mais toujours difficilement mesurables, comme les réactions polémiques nationales, pouvant être suivies de campagnes virulentes de boycott. Ainsi, la marque de bière préférée des Américains Bud Light déclare avoir constaté une chute de 30% de ses ventes l’année dernière à la suite d’un spot publicitaire intégrant une femme transgenre. De même les pressions de la part de pouvoir politique peuvent intervenir et prendre la forme de restrictions d’accès aux financements publics locaux, à l’image de Disney, opposé au gouvernement de Floride suite à sa prise de position face au texte « Don’t say gay ». Les entreprises américaines sont nombreuses à revenir ces derniers mois sur leurs engagements, allant jusqu’à faire complètement disparaître la DEI de leurs valeurs et culture d’entreprise. Ce mouvement de retrait en chaîne très récent, qui s’observe chez de grandes entreprises emblématiques, interpelle, avec notamment les groupes suivants : Toyota, Harley Davidson, Ford, ou encore, Walmart, Bud light, John Deere, Stanley Black & Decker…

L’évènement pivot pourrait être l’Arrêt Harvard : la décision historique de la Cour Suprême face à l’Université d’Harvard, en juin 2023, où elle a jugé ses pratiques de discrimination positives anticonstitutionnelles, ouvre en effet une brèche pour les détracteurs de la DEI. Ce qui pourrait sembler être un évènement isolé, ce dispositif universitaire n’ayant pas valeur de règlementation fédérale, rebat les cartes : les politiques DEI des entreprises seraient désormais juridiquement attaquables sur l’angle des quotas, proscrits s’ils avantagent précisément une communauté... ce qui expliquerait l’abandon public de leurs programmes sociaux et environnementaux de la part de grands groupes américains. A titre d’exemples, le laboratoire Pfizer abandonne un de ses programmes boursiers de recherche réservé aux minorités. Lors de l’assemblée générale de Coca Cola, un groupe de réflexion conservateur non partisan, le « National Center for Public Policy Research », a évalué le risque à 25 M$, demandant leur retrait. Sous pression, le rural Tractor Supply ou l’iconique Harley Davidson font marche arrière sur leurs stratégies DEI progressistes, officiellement afin de mieux aligner leurs valeurs sur celles de leurs clientèles cibles.

Cette décision de la Cour Suprême crée un précédent, offrant un angle d’attaque aux lobbys. Aussi, dans le cadre du suivi de nos Perspectives Économiques et Financières, nous serons particulièrement vigilants sur la capacité des entreprises à s’adapter à ce risque et à ses conséquences. Les entreprises les plus à risque pourraient être celles dont la portée symbolique est forte, comme la grande distribution, les entreprises des secteurs de l’énergie ou de la finance ou celles dont la cohérence entre la stratégie DEI et leurs consommateurs serait remise en question.

Rédigé par

Laurence COLDREY
Analyste financier et extra financier